Lorsque l'apôtre Jean prit sa plume pour écrire cette fameuse équation « Dieu est amour » ( 1 Jean 4.8 ), il eut à choisir entre les différents mots grecs qui décrivaient l'amour. Le mot le plus couramment utilisé était « éros », un mot particulièrement fort. Telle une rivière déchaînée soudain libérée par la rupture d'un barrage, il formait une puissante vague émotive, typiquement humaine, capable de renverser tous les obstacles que pouvaient lui opposer la volonté et la raison.

 

Ce mot « éros » pouvait à la fois décrire l'amour d'une mère pour son enfant, un amour noble et pur, tout comme l'amour qu'éprouvent les enfants envers leurs parents auxquels ils doivent tout; mais aussi l'amour ou l'affection que se témoignent des amis. Mieux encore, il représentait cet amour mystérieux qui unit un homme et une femme.

 

Dieu est-Il éros? s'étaient demandés les païens de l'Antiquité. Oui, répondirent leurs philosophes, dont le célèbre Platon, parce que l'éros est plus fort que la volonté humaine. Il engendre la vie, il unit les familles, les amis. Et il se trouve naturellement dans tout coeur humain. Ce ne peut être qu'une parcelle de divinité, pensaient-ils.

 

L'amour représentait dans l'Antiquité, comme aujourd'hui encore, « ce doux mystère de la vie », cet élixir qui rend l'existence plus supportable. Platon espérait, pour sa part, l'utiliser pour transformer le monde par une sorte « d'éros céleste ». Or le danger existait que le mot prenne, comme dans notre langage moderne, une signification exclusivement sexuelle; mais Platon l'avait prévu et conçut d'éviter au monde ce piège en lui donnant un sens plus spirituel, une vision plus noble, plus édifiante. Il s'agissait à la base que l'homme s'élève toujours plus haut, qu'il sorte du bourbier de la sensualité purement physique, attiré par de plus grands biens pour son âme.

 

Mais l'apôtre Jean ne pouvait se résoudre à écrire que « Dieu est éros ». Il étonna donc les penseurs de son temps lorsqu'il utilisa l'expression « Dieu est agapé ». C'étaient là deux conceptions complètement opposées de l'amour, aussi distantes l'une de l'autre que l'orient l'est de l'occident.

 

Sa pensée était révolutionnaire sous au moins trois aspects différents :

 

1. Celui qui aime avec l'agapé possède de l'assurance au jour du jugement (voir 1 Jean 4.17 ). Sans elle, c'est avec crainte que l'homme devra comparaître au jugement dernier. Avec elle, il peut marcher sans crainte devant les saints anges et paraître en présence de Dieu en toute confiance et sans aucune gêne ni honte.

 

2. « Il n'y a pas de crainte dans l'amour [agapé], mais l'amour parfait [agapé] bannit la crainte; car la crainte suppose un châtiment, et celui qui craint n'est pas parfait dans l'amour [agapé] » ( 1 Jean 4.18 ). La crainte et l'anxiété qui l'accompagne font depuis toujours partie de l'existence humaine. Une peur qu'on ne peut pas maîtriser peut rendre malade, sapant à la base l'énergie vitale, jusqu'à ce que les organes physiques s'affaiblissent et s'épuisent à force de combattre la maladie. Des années peuvent passer avant que le mal ne se fasse sentir ou ne devienne visible, puis l'organe corporel le plus faible flanche subitement, obligeant la médecine à intervenir pour tenter de réparer ce que l'agapé aurait prévenu.

 

3. Les plus nobles idéaux de l'humanité ne valent rien sans l'agapé, nous dit Paul dans son fameux chapitre 13 de la Première Épître aux Corinthiens. Quelqu'un peut être à même de « parler la langue des hommes et des anges, avoir le don de prophétie, comprendre tous les mystères et connaître toutes les sciences, avoir la foi jusqu'à transporter des montagnes, donner tous ses biens aux pauvres et même livrer son corps au bûcher », et manquer pourtant de cet ingrédient essentiel qu'est l'agapé. Tout cela n'aura servi à rien et cette personne finira par périr. Tandis que l'agapé possède cette qualité phénoménale de supporter tout et peut passer l'épreuve de l'endurance [ou de la persévérance], car « l'agapé ne périt jamais. »